La Pléaide

Retour au sommaire
Poésie, poétique. Lettre 74
L'actualité de la Pléiade

Ronsard, Les Quatre premiers livres des Odes, 1550, « Au lecteur », extrait.

Mai 2024

    Si les hommes tant des siecles passés que du nostre, ont merité quelque louange pour avoir piqué diligentement (A) aprés les traces de ceus qui courant par la carriere de leurs inventions, ont de bien loin franchi
la borne : combien davantage doit on vanter le coureur, qui galopant librement par les campaignes (B) Attiques, et Romaines osa tracer un sentier inconnu pour aller à l’immortalité ? Non que je soi, lecteur, si gourmand de gloire, ou tant tormenté d’ambitieuse presumption, que je te vueille forcer de me bailler (C) ce que le tens peut estre, me donnera (tant s’en faut, que c’est la moindre affection que j’aie, de me voir pour si peu de frivoles jeunesses estimé).
    Mais quand tu m’appelleras le premier auteur Lirique François, et celui qui a guidé les autres au chemin de si honneste labeur, lors tu me rendras ce que tu me dois, et je m’efforcerai te faire apprendre qu’en vain je ne l’aurai receu. Bien que la jeunesse soit tousjours elongnée de toute studieuse occupation pour les plaisirs voluntaires qui la maistrisent : si est ce que dès mon enfance (D) j’ai tousjours estimé l’estude des bonnes lettres, l’heureuse felicité de la vie, et sans laquelle on doit desesperer ne pouvoir jamais attaindre au comble du parfait contentement. Donques desirant par elle m’approprier quelque louange, encores non connue, ni atrapée par mes devanciers, et ne voiant en nos Poëtes François, chose qui fust suffisante d’imiter : j’allai voir les étrangers (E), et me rendi familier d’Horace, contrefaisant sa naive douceur (F), dès le méme tens que Clement Marot (seulle lumiere en ses ans de la vulgaire poësie (G)) se travailloit à la poursuite de son Psautier, et osai le premier des nostres, enrichir ma langue de ce nom Ode, comme l’on peut veoir par le titre d’une imprimée sous mon nom dedans le livre de Jaques Peletier du Mans, l’un des plus excelens Poëtes de nostre âge, affin que nul ne s’atribue ce que la verité commande estre à moi. […]
    Tu jugeras incontinant (H), Lecteur, que je suis un vanteur (I), et glouton de louange : mais si tu veus entendre le vrai, je m’assure tant de ton accoustumée honnesteté, que non seulement tu me favoriseras : mais aussi quand tu liras quelques trais de mes vers, qui se pourroient trouver dans les oeuvres d’autrui, inconsiderément tu ne me diras imitateur de leurs écris, car l’imitation des nostres m’est tant odieuse (d’autant que la langue est encores en son enfance) que pour cette raison je me suis éloingné d’eus, prenant stile apart, sens apart, euvre apart, ne desirant avoir rien de commun avecq’ une si monstrueuse erreur.

(A) pour avoir éperonné avec diligence.

(B) l’éclaireur, qui galopant librement par les plaines.

(C) Donner.

(D) pourtant dès mon enfance. 

(E) j’allai étudier les poètes étrangers.

(F) imitant sa douceur naturelle.

(G) la poésie en langue vulgaire. 

(H) aussitôt.

(I) vantard.

Auteur(s) associé(s)